Maroc-RDC : un thé à Rabat chez les Mobutu
La veuve de l’ancien homme fort du Zaïre vit avec une partie de ses enfants et petits-enfants dans la capitale chérifienne depuis 1997. Rencontre exclusive avec une famille très discrète.
Vendredi 20 août 2021. En ce jour férié, les rues de Rabat sont presque désertes : le royaume célèbre l’anniversaire de la « révolution du roi et du peuple », qui marque le soulèvement des Marocains contre l’exil forcé de Mohammed V à Madagascar en 1953. Et le quartier résidentiel des Ambassadors ne fait pas exception.
Le long des larges allées bordées de palmiers, d’ordinaire animées par le ballet des voitures de ministres, généraux et autres hauts commis de l’État, le temps semble s’être arrêté. Le silence est à peine interrompu, çà et là, par le sifflement d’un tuyau d’arrosage ou le bruissement de porte d’une des guérites des gardiens chargés de la sécurité des villas cossues.
L’une d’entre elles, semblable par son style néomauresque à toutes les autres, abrite depuis un quart de siècle Bobi Ladawa, veuve Mobutu, et une partie de la descendance de l’ex-président zaïrois. Sa sœur jumelle Kosia vit elle aussi à Rabat, mais se trouvait en Europe au moment de notre visite.
Depuis son départ précipité de Kinshasa, le 16 mai 1997, après que son mari a été renversé par Kabila, Bobi Ladawa se fait très discrète. C’est la première fois qu’elle accepte de recevoir un journaliste pour parler de sa vie marocaine.
La « Mama » de tous les Rbatis
Ici, tout le monde la connaît. « Cela fait vingt-quatre ans que je vis à Rabat. C’est ici que j’ai mes repères et mes habitudes. Les commerçants chez qui je fais mon marché me mettent de côté mes produits préférés. Tous m’appellent “Mama”, car ils ont bien intégré qu’il ne faut pas me dire “Madame”. Moi, je ne suis pas européenne, je suis africaine, congolaise. »
Pour autant, les codes de l’élite marocaine n’ont visiblement plus de secrets pour elle : tenue d’intérieur brodée de sfifa, enfants et petits-enfants scolarisés au lycée Descartes ou à l’Ecole américaine, villa agencée comme un riyad, avec patio et fontaine en son centre, et des séjours tout autour – salon traditionnel marocain, salon européen, salle à manger.
C’est d’ailleurs dans le grand salon traditionnel marocain, pièce tout en longueur aux murs revêtus de zelliges, avec des banquettes disposées en cercle, que le corps du défunt maréchal a été présenté à ceux qui souhaitaient lui rendre un dernier hommage avant son inhumation au cimetière chrétien de Rabat, le 13 septembre 1997, quatre mois après son renversement.
« La maison n’a pas désempli pendant quarante jours et quarante nuits. Des amis sont venus de partout nous soutenir, des Marocains mais aussi des Africains et des Européens. Nos voisins ont été très compréhensifs car il y avait énormément de monde en permanence, des chants religieux, des veillées… Dans notre malheur, nous n’avons jamais été seuls », se souvient Ngawali, la fille du maréchal.
Un point de vue partagé par Nzanga Mobutu, le fils aîné de Bobi Ladawa, arrivé au Maroc à 27 ans : « Bien sûr, il y a la tristesse et le manque de notre père. Mais la chaleur des gens et leur soutien ont permis de compenser un peu. Avec les Marocains, et pas seulement les autorités, on se sent vraiment en famille. Tout est fait pour qu’on se sente chez nous. Dans les moments de joie comme de peine, les Marocains n’ont jamais hésité à être à nos côtés. Malgré nos différences religieuses, nous partageons les mêmes valeurs. Au moment des décès, les gens d’ici venaient spontanément nous rendre visite, et prier avec nous en récitant des chants funéraires musulmans pour accompagner l’âme du défunt. Le Maroc a été un refuge et une bénédiction sur notre chemin. »
Et c’est dans cette même maison que la famille habite depuis son arrivée au royaume à la suite des événements qui l’ont poussée à fuir le Zaïre… Une période sur laquelle ni Mama Bobi Ladawa ni ses enfants ne souhaitent s’étendre. « Je n’oublierai jamais. Je ne veux pas en parler car ça me fait revivre des moments terribles pour notre famille. J’ai eu beaucoup de mal à monter dans l’avion pour Lomé, au Togo, avant de devoir repartir au Maroc », explique Bobi Ladawa.
Nzanga, lui, se souvient jusque dans les moindres détails du jour où il est arrivé au royaume de Hassan II, ami de longue date du maréchal. « C’était exactement le 23 mai 1997. Nous avions atterri à l’aéroport de Rabat-Salé en provenance de Lomé. Je vois encore le convoi sécurisé de voitures traversant la capitale sous la protection des autorités marocaines en direction de Skhirat, à l’hôtel L’Amphitrite, où nous avons résidé jusqu’à ce que nous emménagions dans cette maison… »
Sans rancune ni rancœur
Mais si la veuve du maréchal n’a rien oublié, elle a su rester positive et affirme ne pas nourrir de rancœur. « Mes douleurs, ce sont des choses que je préfère garder pour moi, confie-t-elle. Je n’ai de comptes à régler avec personne, j’ai le cœur en paix. Bien sûr, j’ai pu être heurtée par des propos tenus sur mon mari. Mais je n’en veux à personne, lui-même nous disait sans cesse de rester au-dessus de la mêlée, au-dessus de ceux qui bavardent et complotent. Ne dit-on pas que l’arbre le plus haut s’expose toujours au vent ? »
En attendant, Mama Bobi Ladawa se dit très heureuse de sa vie au Maroc. « Je me sens vraiment chez moi. À l’aise et en sécurité. Si j’étais restée au pays après le décès de mon mari, je ne sais pas ce qui serait advenu de moi. En venant ici, j’ai pu avoir une nouvelle vie, mon existence sur Terre s’est prolongée et je suis encore là, à 76 ans », souffle-t-elle entre deux bouchées de petits fours de chez Maymana, traiteur-pâtissier très prisé de la bonne société rbatie.
Et d’ajouter : « Au milieu de toutes les épreuves que nous avons traversées, en particulier lors des derniers mois au Congo, où nous ne savions plus qui était avec nous et qui était contre nous, où n’importe qui pouvait s’en prendre à nous à tout moment, j’ai ressenti un grand soulagement en m’installant au Maroc. »
Ses enfants partagent le même sentiment. « Pour rien au monde je ne renoncerai à ma vie au Maroc, nous lance Ngawali, fille du maréchal. D’ailleurs, quand la pandémie de Covid a débuté, j’étais en déplacement à l’étranger. Dès que les frontières ont commencé à se fermer, je n’avais qu’une obsession : rentrer à Rabat car c’est ici que je me sens chez moi. » « C’est dans ces moments que l’on comprend combien il est important d’avoir une figure d’autorité claire, un chef d’État fédérateur comme le roi Mohammed VI », martèle Bobi Ladawa, qui n’est pas sortie du Maroc depuis le début de la pandémie et qui s’estime très chanceuse de pouvoir y mener sa deuxième vie.
Hassan II, un père de substitution
Un nouveau départ rendu possible grâce au roi Hassan II, qui a soutenu son ami de longue date, quand tous ses alliés lui ont tourné le dos. « Nous n’oublierons jamais ce que le roi Hassan II a fait pour nous. Nous avons toujours entendu notre père parler de lui avec beaucoup de respect. Notamment de son soutien lors des guerres du Shaba.
Et à notre arrivée du Congo, quand il m’a reçu mon père et moi, il a été extraordinairement accueillant et bienveillant, comme seul un membre de votre famille peut l’être. Il m’avait demandé de m’adresser à lui comme je le ferais avec un oncle, se rappelle Nzanga Mobutu, qui voit dans le défunt monarque une figure paternelle. Mon père et lui n’avaient qu’un an d’écart. Et lorsque mon père est décédé, il nous a reçus, mon frère aîné Manda et moi, et a su trouver les mots justes pour adoucir notre peine. »
Nzanga a même décidé, de concert avec son épouse Catherine Bemba [sœur de Jean-Pierre Bemba, président du Mouvement de libération du Congo, NDLR], d’appeler son fils cadet Sese Hassan, en hommage « à mon père Sese Seko Mobutu et à Sa Majesté Hassan II, paix à leur âme ».
À la reconnaissance, sa sœur Ngawali ajoute l’admiration : « Bien avant 1997, j’étais déjà très admirative du chef d’État brillant, visionnaire qu’il était. De sa culture, son érudition et sa verve. Ses interventions dans les médias devraient être montrées à tous les étudiants en sciences politiques. » Mais ce deuxième père disparaîtra à son tour en juillet 1999.
Un événement vécu comme un choc par la famille. Nzanga, qui assiste alors à un mariage en Italie avec son épouse, rentre illico au Maroc pour assister aux funérailles, avec ses frères, Manda, Giala et Ndokula : « C’était comme perdre mon père une deuxième fois. » « Grâce au roi Hassan II, et à son fils, Sa Majesté Mohammed VI, cela fait vingt-quatre ans que nous menons une vie sereine et apaisée. Il est très difficile de trouver les mots pour exprimer notre gratitude… », insiste Mama.
Liens historiques
Cette bienveillance au sommet de l’État se retrouve au sein des élites marocaines. Une histoire d’amitié qui a débuté avec l’envoi de contingents militaires dans les années 1960 pour soutenir le Congo indépendant face aux rébellions, et qui s’est poursuivie plus tard en 1976-1978 avec la guerre du Shaba.
« Feu le général Benhamou Kettani, qui avait fait la Seconde Guerre mondiale, a été une figure tutélaire et sans doute une source d’inspiration pour notre père qui avait été très marqué par son attitude, en 1960, face aux mutins de Matadi à qui il avait tenu ces propos : “Soldats congolais, je vous demande de faire taire la haine sur laquelle rien ne se construit” », raconte Nzanga, qui nous confie travailler sur un livre consacré à son père.
Plus tard, dans les années 1970, ces liens se prolongeront avec le général Abdelkader Loubaris (alors colonel-major), qui dirigeait les troupes marocaines de la Monuc venues pacifier le Katanga. « On le voyait souvent quand il était au Zaïre, mais aussi quand on venait en visite au Maroc. C’était bien plus qu’un ami de la famille, c’était presque un “tonton” », se souvient Nzanga. De son côté, Ngawali, ex-conseillère diplomatique de son père, avait tissé des liens d’amitié avec Ahmed Snoussi, l’ancien ambassadeur du Maroc à l’ONU.
« Nous nous sommes rencontrés aux Nations unies au début des années 1990 lors des réunions sur le conflit au Zaïre. C’était un homme très cultivé, d’une grande finesse, avec lequel j’aimais beaucoup échanger », se souvient-elle. « Quand je suis venue vivre au Maroc, j’ai continué à lui rendre visite régulièrement. Et lui-même est venu assister à une messe de requiem à la mémoire de papa. »
Ces messes, célébrées à la cathédrale de Rabat le 7 septembre de chaque année, date anniversaire de la disparition de celui que beaucoup surnommaient le « roi du Zaïre », réunissent souvent le gotha de la société marocaine. « Notre porte est toujours ouverte à ceux qui souhaitent honorer sa mémoire… », précise Ngawali, qui travaille avec le reste de la famille à la mise en place d’une Fondation Mobutu.
Longtemps attendue par les sympathisants du défunt maréchal, cette Fondation aura plusieurs missions, telles que l’organisation de conférences et d’expositions, l’édition de livres, la structuration des archives, etc.
« Il faut parfois plusieurs générations avant de pouvoir porter un regard juste et apaisé sur les choses. Près d’un quart de siècle s’est écoulé depuis les tragiques événements qui ont poussé mon père à quitter le pouvoir. Le temps est venu de faire la lumière sur certains volets », confie Ngawali. « Le maréchal Mobutu incarnait à sa manière une figure fédératrice pour beaucoup de Zaïrois. Globalement, même ses adversaires s’accordent à dire qu’il a fait l’unité », souligne Nganza.
Vers un rapatriement de la dépouille ?
Ce travail de réhabilitation s’accompagnera-t-il du rapatriement de la dépouille de l’ex-président, réclamé par des personnalités congolaises ? La famille ne l’exclut pas. « Nous avons été contactés plusieurs fois à ce sujet. C’est une décision qui doit se prendre de manière collégiale. Le moment venu, la famille s’exprimera en toute sérénité », martèle Mama.
« Par respect pour notre défunt père, il est important que le rapatriement de sa dépouille puisse se faire dans une atmosphère de réconciliation nationale et de paix », renchérit Ngawali. « Il ne va pas rester ici éternellement, il va un jour rentrer au pays, tranche Mama. Mais il faut que les conditions préalables à son retour soient réunies. » Et d’insister : « Toutes les conditions », sans en dire plus.
La veuve de l’homme qui dirigea pendant plus de trente-deux ans le Congo continue de couler des jours tranquilles à Rabat, préoccupée avant tout par son foyer, le bien-être de sa descendance et l’unité de la famille.
« Je suis une grand-mère très investie. Aujourd’hui, j’ai la possibilité de passer du temps avec mes enfants et petits-enfants. Je vais les voir dès que je peux, même ceux qui sont à l’étranger. Lorsque mon petit-fils Nyiwa, qui vivait aux États-Unis, a eu son diplôme de fin d’études secondaires, j’étais très fière et très heureuse de pouvoir aller assister à la cérémonie. Ce sont des choses que je ne pouvais pas faire quand j’étais première dame. »