"Le moche, c'est tout ce que l'on ne sait pas nommer" (Alice Pfeiffer)
(ETX Studio) - Journaliste mode, Alice Pfeiffer pourrait se targuer de posséder dans son dressing les pièces les plus désirables des plus grands créateurs. C'est pourtant de son affection (assumée) pour les vêtements, accessoires, et objets ringards, kitsch, bling-bling, voire totalement has been, dont il est question dans le livre à paraître "Le goût du moche". Une passion qui trouve sans doute écho dans plus d'un dressing, non ? Rencontre avec l'auteure qui nous prouve que le "moche" n'est pas qu'une question de goût.
Qu'est-ce que le "moche" ?On oppose souvent le moche et le beau, mais c'est beaucoup plus complexe que cela. Le moche, c'est ce qui est un peu ridiculisé, un peu moqué. C'est quelque chose de moins sérieux, souvent paré d'un certain dédain. Je trouvais intéressant de voir tout ce que l'on pouvait faire et avoir de moche, qui nous amusait, ou face à quoi l'humain se sent un peu tout puissant. Finalement, le moche, ce sont énormément de facettes que l'on n'arrive pas vraiment à définir. Cela peut être kitsch, ringard, vulgaire, démodé, ou raté, et cela peut aussi être une zone de réappropriation pour beaucoup d'artistes contemporains. Mais ce qui m'intéresse vraiment c'est que le terme 'moche' c'est finalement tout ce que l'on ne sait pas nommer, tout ce que l'on n'arrive pas à circonscrire. Il y a un air de mystère qui flotte autour du moche.
Mais, n'est-ce pas très subjectif ? Extrêmement. C'est propre à chaque époque, à chaque classe sociale, et même à chaque génération. C'est pour cette raison que je dis dans le livre : 'dis-moi qui tu trouves moche, je te dirai qui tu es'. Autour de la vingtaine, je me souviens avoir porté des vêtements que ma mère trouvait affreux alors que pour moi c'était une forme de modernité. C'est aussi pour cela que le contraire du moche n'est pas forcément le beau. Ca peut être le futuriste, l'inattendu, ou le 'provoc'.
Quel a été le déclencheur de ce goût pour le moche ?J'ai grandi avec des parents qui étaient très intellos, très babas cool - tout était recyclé par exemple - et moi j'avais du coup un goût pour tout ce qui était interdit. Au début, je me souviens, c'était juste le "M" du Super M qui clignotait et que j'adorais. En résumé, privée de capitalisme, je ne rêvais que de ça ! J'adorais tout ce qui brillait, ce qui clignotait, tout ce qui était hyper genré, tout ce qui était hyper féminin. J'adorais finalement tout ce à quoi je n'avais pas accès.
Vous parlez du moche comme le "reflet de vos privilèges", une "revendication", ou plus généralement comme une façon de surprendre. Est-ce que porter du moche revient à vouloir se démarquer, à refuser certains diktats ?Aimer le moche, c'est effectivement quelque chose que l'on revendique. On ne se pose pas tellement de questions sur ce qu'est le moche. Aimer le moche ne dit pas réfléchir à ce qu'est le moche. On se dit que ce moche là est pour acquis, qu'on l'aime, et que ça fait donc partie de notre propre construction sociale. Le point de départ du livre, c'est moi qui adore le moche. Et je me suis justement demandé si aimer le moche était le fait de retourner le stigmate d'un beau, ou d'un bon goût, qui peut être complètement tyrannique, ou, au contraire, si moi-même j'étais en train de réitérer un processus de distinction. Car en disant que j'aime le moche, je dis aussi que je n'ai pas peur d'être associée aux personnes qu'on associe à ce moche. Je n'ai pas peur d'être traitée de ringarde.
Vous travaillez dans le milieu exigeant de la mode. Quelles sont les réactions auxquelles vous pouvez faire face au quotidien ?Je pense qu'ils ne savent pas si j'ai très mauvais goût, ou si je suis très audacieuse. C'est ce qu'on va me dire en général. Est-ce que c'est de la provocation ? Est-ce que je suis à côté de la plaque ? Ou, au contraire, est-ce que j'ai tout compris ? Quoi qu'il en soit, je suis aux mêmes endroits qu'eux. Mais, d'une façon générale, ça les fait plus rire qu'autre chose.
Depuis plusieurs saisons on voit un réel engouement pour le moche ou le ringard : dad shoes, bob, short cycliste, doudoune sans manches. Comment l'expliquez-vous ?Oui, là vous décrivez un certain normcore que j'applique aussi. Je mets des polaires et des grosses baskets blanches - d'ailleurs c'est aussi le retour des Crocs. Cela peut s'expliquer par le fait qu'un certain chic est devenu extrêmement mainstream. C'est la base de "La Distinction" de Pierre Bourdieu, qui explique que le jour où les masses auront accès aux codes de la bourgeoisie, la bourgeoisie rejettera ces codes et fera même exactement le contraire. Il y a une vraie 'mainstreamisation' de choses qui étaient à l'origine seulement réservées à une élite, et je pense que cette élite a choisi de faire le contraire, et d'une certaine façon de se moquer des classes qui l'avaient imitée.
Vous déclinez le moche en ringard, vulgaire, voire dégueulasse. Mais ce qui est moche ou vulgaire aujourd'hui le sera-t-il dans 10 ans. N'est-ce pas juste une question de contexte, d'interprétation, voire de génération ?Oui, complètement. Et ça va même très vite. Je vois bien que les nouveaux modeux, qui ont la vingtaine, portent des choses que je trouve objectivement affreuses, mais il s'agit déjà d'une autre strate de lecture pour eux. Ce que l'on trouve beau aujourd'hui sera effectivement peut-être moche demain.
On peut associer moche à ringard ou has-been, mais par définition la mode ne l'est-elle pas par essence ?La mode commence en n'étant pas ringarde mais ringardise la saison d'avant afin de devenir à la mode. C'est un jeu, c'est une tension qui existe effectivement entre les différents cycles de mode. Et l'un se doit de regarder l'autre.
Quelles sont les pièces les plus moches dont vous ne vous sépareriez pour rien au monde ?Tous les imprimés animaliers, ça c'est sûr, mais aussi les créoles taille XXL avec l'inscription "Sexy Baby" à l'intérieur. C'est exactement le genre de choses que je peux porter.
*"Le goût du moche", Alice Pfeiffer, Editions Flammarion - Sortie le 12 mai 2021.