Les niches textiles réussissent au français Chargeurs
Devinette : qu’est-ce qui passe, en un siècle, des navires à vapeur aux envers de vêtements ? Le groupe Chargeurs. Ce fleuron du capitalisme industriel français est l’un des premiers producteurs mondiaux de quatre textiles de niche : les entoilages qui servent à renforcer l’intérieur des vêtements, les films adhésifs de protection temporaire de surfaces, les substrats techniques servant notamment aux panneaux publicitaires, et la laine peignée pour les vêtements de sport de luxe. Ce jeudi, il s’est rapproché de son objectif d’atteindre 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires à horizon 2022, en rachetant un spécialiste de l’entoilage pour 66 millions de dollars, le chinois PCC Interlining.
A sa création en 1872, l’activité de Chargeurs était tout autre : ses navires à vapeur assuraient des liaisons entre Le Havre et l’Amérique du Sud. Il se développe ensuite dans le transport international (maritime et aérien), l’entreposage, le dédouanement sur les ports. Un siècle à son compteur, il est racheté par l’homme d’affaires Jérôme Seydoux et prend un tournant. Finis le maritime et l’aérien, il se renforce dans le textile et investit le secteur de la communication (cinéma, presse, télévision) en acquérant Pathé ou encore Libération. Il sera finalement scindé en deux à la fin des années 1990.
Sa nouvelle vie commence en 2015. Jérôme Seydoux est alors âgé de 81 ans, et Chargeurs, désormais spécialisé sur les textiles, n’est plus dans une logique de développement. C’est alors que l’artisan d’un rapport de l’inspection générale des finances ayant servi de base à la loi Macron pose les yeux sur cette « icône du capitalisme français et européen ». Normalien, énarque et inspecteur des finances, le trentenaire Michaël Fribourg rassemble des investisseurs de long terme, rachète le groupe et entame un redéploiement complet.
Restructuration. Depuis, le groupe se concentre sur les produits à forte marge, en achetant et développant des sociétés de niche très ciblées. Son chiffre d’affaires, de 499 millions d’euros à fin 2015, devrait dépasser 600 millions en 2018. Plus de 90 % est réalisé à l’étranger. Entre 2015 et 2017, son résultat opérationnel a bondi de 60 % à 43 millions d’euros.
« L’ADN du groupe a été transformé, le changement culturel fut considérable ces dernières années », explique Michaël Fribourg. Mais la force historique reste la même : « être très international, très innovant, très attaché aux relations avec les grands clients. Nous sommes un gagnant de l’accentuation de l’internationalisation, et nous jouons cette carte. Même à l’international, nos clients nous connaissent et se souviennent de notre histoire. D’ailleurs, eux aussi, les grandes familles, ont changé de métier », souligne l’inspecteur des finances reconverti entrepreneur.
Parmi les six acquisitions réalisées par ce dernier à la tête de Chargeurs, celle de PCC est la plus grande. Il a misé sur la réputation internationale de son entreprise pour convaincre les familles chinoises qui étaient à la tête de sa nouvelle cible. Lorsqu’il les a abordées, celles-ci n’avaient pas encore prévu de vendre, même si elles avançaient en âge.
Logistique sophistiquée. Le rachat de PCC va renforcer l’activité d’entoilages de Chargeurs. Sur cette branche, les deux sociétés sont très complémentaires. « Nous sommes les plus techniques du marché en matière d’expertise, tandis que PCC est le champion de la logistique et du service », explique Michaël Fribourg. La logistique du fournisseur chinois est « très sophistiquée et réactive au niveau mondial, or c’est devenu le nerf de la guerre », insiste le PDG, évoquant l’accélération de la périodicité dans la mode avec la révolution du « fast fashion ». « De nouveaux acteurs comme Amazon et Rakuten tirent parti de leurs chaînes logistiques mondiales et lancent même leurs propres labels de vêtements vendus directement au consommateur ». Par ailleurs, PCC est aussi « très fort dans le service. Lorsqu’une grande marque veut produire un million de robes, ils lui trouvent le bon entoilage et organisent la chaîne logistique pour que les entoilages arrivent rapidement ».
Enfin, sa conquête apportera à Chargeurs une nouvelle clientèle et un ancrage en Asie du Sud-Est. Tandis que le français fournit les grandes marques de luxe, PCC travaille avec les grandes marques américaines comme Gap et Ralph Lauren, qui produisent leurs vêtements en Asie. Chargeurs accède ainsi au marché de masse, qui croît à plus de 5 % par an. En outre, « les tensions sino-américaines sur les tarifs douaniers encouragent la migration de la production en Asie du Sud-Est », souligne Michaël Fribourg, or PCC est bien déployé en Inde, au Sri Lanka, au Vietnam, ou encore au Bangladesh… Chargeurs y posera ainsi ses valises chargées d’histoire.